Les « deux-fois-né » de la philosophie (3)Mise au point sur l’enfance

« Ce qui a le plus manqué à la philosophie, c’est la précision. Les systèmes philosophiques ne sont pas taillés à la mesure de la réalité où nous vivons. » (Henri Bergson, La pensée et le mouvant, p. 1253, in Oeuvres, Édition du centenaire, PUF, 1959)

Je ne le ferai pas toujours, mais pour cet article qui est comme un appendice aux deux précédents (et la conclusion), cette citation de Bergson en tête d’article s’imposait. En effet, la précision des concepts, le choix des mots (titre d’un livre de Clément Rosset) sont autant de déterminations objectives dont la parole a besoin pour ne pas dire n’importe quoi. De plus, la réalité, si riche, si complexe, mérite ce souci de très grande précision que les Grecs appelaient akribeia (ἀκρίβεια). Nietzsche définissait le philologue comme suit : « ramper dans la métrique grecque avec l’acribie d’une limace myope« . (formule rappelée par Barbara Cassin sur France Culture ; l’ akribeia, en grec, signifie le souci de l’extrême précision).

Hegel fait remarquer que les fois où nous savons exactement ce que nous disons sont fort rares. (de mémoire)

J’arrête là les phrases de penseurs que mon cerveau a bien voulu me resservir. Elles avaient pour but de rappeler au philosophe et à ses lecteurs qu’on n’est jamais assez prudent lorsqu’on emploie un mot. Ici, je me suis montré imprudent avec un mot fascinant (ce que souligne Régis dans son commentaire) : l’enfance. Il en devient presque un nom propre, incontestable et incritiquable, un peu comme lorsqu’on écrit « Liberté, j’écris ton nom… » (début archi-connu d’un poème de Paul Éluard). Frege (mathématicien, logicien et philosophe allemand, 1848-1925) avait raison d’écrire : « Une propriété de la langue, néfaste pour la fiabilité de l’action de penser, est sa propension à créer des noms propres auxquels nul objet ne correspond. Une grande part du travail du philosophe consiste — ou devrait du moins consiste — en un combat avec la langue. » (je souligne). Wittgenstein s’en souviendra.

Régis vient de me faire vivre une expérience socratique majeure, celle dont parle Platon dans je ne sais plus quel dialogue.

Quel est-elle ? Soit un dialogue philosophique entre A et B, deux locuteurs de bonne foi cherchant la vérité, le fameux dia-logos platonicien, où la raison (logos) fait des va-et-vient entre (dia) les deux cerveaux, preuve s’il en est que l’esprit n’est pas intérieur et que l’on ne pense pas « dans la tête », image trompeuse que Wittgenstein traite sévèrement). À la fin du dialogue, si A a compris qu’il se trompait, que c’est B qui avait raison, lequel des deux a « gagné » quelque chose de cet échange ? Le locuteur A. On devrait toujours être content d’avoir eu tort, de découvrir qu’on se trompait, puisqu’on vient de faire un progrès. Le locuteur B, celui qui avait raison, n’a rien appris pour lui-même, il a donné sans rien recevoir comme le soleil, sauf qu’ici, je pense que Régis a produit des pensées grâce à mes approximations. Car comment nous viennent les idées ? Au contact d’autres idées, les nôtres (dans ce dialogue de l’âme avec elle-même, dit Platon), ou celles d’autrui, auxquelles on adhère un peu mais pas trop (si on y adhère trop, on tombe dans la servitude intellectuelle : « il n’y a que les huîtres qui adhèrent » dit Paul Valéry, qu’on adhère trop à soi ou à autrui ne change rien à l’affaire…), idées vis à vis desquelles des pensées critiques se forment dans l’esprit. Comme le dit Nietzsche à propos de l’ennemi, on a besoin de pensées adverses : l’ennemi nous donne forme et nous fonde. Un penseur qui ne combat pas une pensée ennemie finit par tomber en panne de pensées. Sauf qu’ici Régis est mon Socrate, il n’est donc pas mon ennemi, mais l’ennemi de la formulation d’une pensée possiblement catastrophique !

Régis m’a adressé en privé un commentaire qui portait sur une modification de la partie intitulée L’enfance comme contact naïf avec l’idiotie du réel. (il y a eu une autre modification, dans la partie intitulée L’idiotie du réel, où j’ai introduit Lacan — ce qui est toujours périlleux — qui n’a pas suscité de commentaire semblable à celui qui suit). Voici le passage en question, suivi de mon « mea culpa« , lui-même suivi du message de Régis qui en conteste certaines formulations :

« Philosopher reviendrait à généraliser une expérience de « désapprentissage » par où on retrouverait un contact naïf, enfantin, avec les apparences dépouillées de leur aura mystérieuse, ce que Stirner appelle des fantômes, et Nietzsche des arrière-monde. Par ce désapprentissage, on pourrait enfin célébrer les noces avec un réel intact. Philosopher serait redevenir un enfant. Il existe peut-être des philosophies pour adultes et des philosophies pour enfants. Il n’y a peut-être même que deux âges philosophiques importants, l’enfance et la vieillesse (ce que Schopenhauer a vu) qui sont alliés et qui font face au camp adverse, celui de la maturité (âge où l’on s’occupe des choses qu’on dit sérieuses : le mariage et la reproduction, le travail et la politique). Et s’il y a un âge terrible pour notre espèce, davantage un passage qu’un état, c’est le bref – qui a tendance à se prolonger – intermède de l’adolescence (adolescere, c’est croître, tandis qu’adultus, c’est ce qui a fini sa croissance), posé comme une passerelle entre l’enfance et la maturité (Gombrowicz a écrit un étonnant roman, Ferdydurke (18), dans lequel il développe son concept d’immaturité). On fait pendant l’adolescence ses premières armes morales, on commence à prendre au sérieux les propos des adultes : argent, culpabilité, sexualité, politique, liberté, nature, morale, et on embrasse les idéologies qui sont au goût du jour, le plus souvent contestataires, quel soit le sujet, et quelle que soit la légitimité de ces exemples. »

Le lecteur attentif voit à quel point j’ai été maladroit (ambigu et trop vague dans certaines formulations, et aussi emporté par le flot de mes pensées, ce qui hélas m’arrive)en particulier dans cette phrase malheureuse que j’ai soulignée : « Philosopher serait redevenir un enfant.« 

Je n’aurais pas dû dire cela, qui porte à confusion. J’aurais dû écrire : philosopher consiste à renaître, mais à nouveaux frais, pour jeter un regard neuf sur le réel, dépouillé de ce qu’il y a d’infantile (« la réalité, telle quelle est, ne me plaît pas, j’en veux une autre, j’en rêve une autre », comme se disent souvent les adolescents).

De même, l’idée d’immaturité chez Gombrowicz que j’évoque ici, n’a rien à voir avec l’immaturité des jeunes gens (ou bien je n’ai pas compris correctement ce livre, lu lorsque j’avais environ 25 ans, ce qui est possible : il me faudra peut-être relire Ferdydurke…). Elle est vue comme un état de disponibilité aux nouveautés que la vie, et aussi l’histoire de l’espèce, nous offrent sans cesse.

Régis me donne donc l’occasion de corriger et de préciser une chose importante : je ne pense pas que nous devions repartir en enfance (la première, suite à la naissance biologique, et qui chez certains, dure toute la vie, pour leur plus grand malheur) ou la conserver comme une relique (un paradis perdu). Ce serait un comble de penser cela pour moi qui, durant mes années d’enseignement, répétait aux élèves qu’il faut faire le deuil de son enfance (s’il s’en trouve qui sont lecteurs de ce blog, ils peuvent en témoigner).

Quand je parlais de seconde naissance, après une période de tempête intérieure, et qui perdure parfois, comme chez Rosset et chez moi (qu’on se souvienne de ces « hommes-bébés » de la lettre qu’il m’adressa), faite de doute hyperbolique, de soupçon, de mise en question des poncifs, des dogmes, des traditions, et des fausses innovations, c’était pour faire comprendre que cette seconde naissance fait s’orienter vers et accéder celui qui en fait l’expérience à une maturité qui n’a rien à voir avec la pseudo maturité de ceux qui se laissent porter par leurs caprices infantiles, ou par des conventions et des habitudes qui sonnent comme une capitulation de l’esprit. Les pires adultes sont ceux qui entretiennent, sous couvert du souci ridicule de « rester jeunes », les rêveries d’une « vie sans peine » (expression de Rousseau, tirée de La nouvelle Héloïse, et à laquelle je consacrerai un prochain article), de laquelle toute épreuve du réel est gommée, et des conduites venues tout droit de l’enfance (les citadins de 40 ans circulant en trottinette m’ont toujours horrifié).

Je laisse maintenant la parole à Régis. J’ai conservé ce qu’il dit du premier paragraphe que j’avais modifié parce qu’il s’y trouve des idées qui me semblent importantes par la précision qu’elles apportent à mon propos (j’ai souligné ce qui me semble très pertinent et permettant d’approfondir la réflexion) :

« La partie sur l’idiotie du réel me paraît essentielle pour comprendre ce que peut représenter une deuxième naissance, qui correspond aussi du coup à une première mort vitale, lorsqu’on prend conscience qu’il faut s’intégrer au seul monde possible et le modifier de l’intérieur plutôt que d’inventer des mondes alternatifs comme le font les enfants. Il faut tuer l’enfant, le priver avec force de ses illusions de pluralité et d’hyper-existentialisme. Cette épreuve de réalisme mature marquerait un tournant historique décisif si le monisme était canonisé dans la sphère publique. Ce serait la fin du postmodernisme, le retour à la science, la célébration du Dieu de Spinoza aussi et la vraie possibilité d’une majorité citoyenne, de l’unification de l’espèce autour d’une transcendance sans objet hors du monde. Et c’est forcément pertinent et concret d’associer le monisme à la problématique de l’intégration psychologique de l’individu dans le monde, une unité dans et pour l’unité. On pourrait aller un peu plus loin encore dans l’aspect psychologique puisque la « Possible Worlds Box » est l’instrument psychologique dans l’appareil cognitif qui permet d’inventer des mondes alternatifs sans prendre le risque d’en mourir et dont l’objectif est justement l’intégration dans l’Un. La possibilité de la pluralité dans l’imagination sert à faire de la nécessité de l’unité du réel un objet de volonté. C’est parce qu’on s’aperçoit par l’imagination que les mondes alternatifs ne sont pas viables qu’on n’en retient collectivement qu’un, fruit de l’évolution de nos images collectives entrechoquées (dans la compétition des mèmes, principalement), qu’on tue les faux sujets et les faux mondes. L’idiotie est le précurseur de l’intelligence, l’intégration du concept d’unité la condition du progrès de l’espèce. Il existe une infinité de possibilités d’égarement et un seul chemin vers le réel, il faut bien pouvoir éliminer les possibles quelque part, éliminer les faussetés pour déceler le vrai, l’évolution a doté l’humain d’une fonction cognitive dédiée, c’est remarquable. 

À partir de là, le retour à l’enfance et la sévère critique de l’adolescence (qui n’est pas un concept de la psychologie il me semble) peuvent paraître contradictoires parce que si le réel est idiot il faut cesser de l’être pour le comprendre, c’est-à-dire pouvoir le vouloir et cette césure devrait marquer la sortie de l’enfance et l’entrée dans l’âge mature qui selon moi est le vrai « âge terrible », lorsque les individus en masse croient à cause d’un malentendu qu’ils sont adultes et autonomes alors qu’ils échouent comme des baleines sur le sable leur entrée dans le réel, dont ils n’ont aucune conception et donc pas la moindre idée de l’unité. La révolte adolescente vient de la contestation de l’enfant lorsqu’il réalise qu’il doit renoncer aux possibles de son imagination, elle est donc un moment stratégique décisif à ne pas rater.

C’est ici typiquement que le professeur de philosophie et le philosophe devraient, me semble t-il, se séparer progressivement et à terme radicalement. L’un obéit à l’intention générique d’un projet de cohésion nationale. L’autre doit préciser son intention et décrire honnêtement les raisons de sa prise de parole, dire explicitement ce qu’il veut dire, ne pas se contenter de dire ce qu’on peut en penser sans trancher. Je suis un militant contre le retour à l’enfance. L’idée est belle, séduisante, attirante, on a envie qu’elle soit vraie. Mais il faut y résister avec autorité, car le désir d’enfance est toxique pour l’adulte. On ne peut pas organiser la cité autour d’un projet de retour à l’enfance, ce serait porter atteinte à l’enfance, pour commencer. Dès lors, le philosophe ne me semble pas avoir le droit d’en soutenir l’idée à moins d’offrir une perspective globale qui le justifie de façon pertinente (à mon avis impossible). C’est un risque pour la société de laisser croire aux naïfs que leur naïveté a quoi que ce soit de valide. Le philosophe, à la différence de l’enseignant, mais ce n’est que mon préjugé, doit prendre un risque et défendre l’accès au réel contre les innombrables mirages et guet-apens. Ici, à mon avis, tu soutiens le parti (ou du moins tu ne t’opposes pas au parti) de l’intuition et de la perspective naïve. Or, le réalisme naïf a certainement déjà coûté très cher à la philosophie, je ne vois pas l’intérêt de maintenir l’illusion si le but est bien d’éclairer et de trouver la vérité. On ne peut pas faire croire aux gens que ce qu’ils voient, la beauté de l’enfance par exemple, correspond bien à ce qu’il y a à voir. Il faut faire sentir la distance entre l’opinion et la vérité quitte à rendre le pont infranchissable. Il faut davantage provoquer le choc, se concentrer sur le paradoxal, ne rien concéder trop facilement à l’idée première.

Je ne saurais dire si Lacan s’est trompé. Mais lorsque l’individu est effrayé par l’unité du réel, c’est qu’il n’est pas adulte. Le scientifique est excité par l’inconnu, précisément parce qu’il a confiance en l’unité du réel. Il se permet de poser cette unité et c’est ce qui maintient sa curiosité. C’est aussi ce qui permet l’unité de la science et accessoirement à peu près tout l’édifice occidental. L’unité du réel est validée par l’épreuve scientifique, elle ne cesse de l’être, il est temps d’imposer l’unité du réel comme une vérité à tout esprit, sans rien lâcher à l’affect malin (car le désir supporte mal l’unité, évidemment). Si le scientifique pensait que le réel pouvait le décevoir, décevoir son attente de rationalité systématique, il serait terrifié à son tour et pour la première fois de façon légitime. Or, cela n’arrive pas. Et même lorsque cela menace d’arriver, comme en mécanique quantique, il démontre sa confiance en tolérant un aléatoire statistique contenu dans l’attente d’une hypothèse plus unitaire. Cette confiance scientifique fait le lit du monde moderne, la sortie de l’enfance devrait coïncider avec ce niveau de con-science qu’apporte la foi scientifique (la foi me semble une fonction cognitive universelle qu’il serait aussi temps de réattribuer à l’esprit positif plutôt que de le laisser entre les mains des religieux).

Bref, ton article touche quelque chose d’essentiel à l’équilibre général de l’espèce, mais tu mettras sans doute du temps pour quitter la peau du professeur et oser dévoiler un jugement propre. Tu dévoiles pudiquement une forme d’aléa réflexif, en disant que tu ne sais pas toi-même où te mène la réflexion mais à force de pratiquer cette errance en public et de rencontrer l’opinion, tu risques (risque « voulable » – la « voulabilité » est selon moi un concept indispensable, même s’il n’existe pas encore) d’aller vers des vérités inavouables dans le cadre de l’enseignement public dans une société immature. Pour l’instant, l’absence explicite d’intention démontre que le cheminement ne fait en réalité que débuter. La vérité est bien trop tyrannique (et tu as parfaitement raison évidemment, ce n’est pas la raison qui est tyrannique mais seulement la vérité et seulement provisoirement, le temps que l’affect y comprenne son intérêt) pour supporter longtemps une position médiane, entre la validation de l’intuition et la rupture paradoxale. »

Un dernier mot : que cet échange rendu public entre Régis et moi soit comme le signe de ce qui peut arriver de mieux sur ce blog.


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Commentaires

2 réponses à “Les « deux-fois-né » de la philosophie (3)Mise au point sur l’enfance”

  1. Avatar de Régis Maag

    ⚠ Attention : je risque de rédiger le commentaire le plus niais de mon existence, certes. Mais la sincérité m’incite seulement à retranscrire la pensée qui me vient spontanément à la découverte de cette publication.

    Tu es tellement gentil Éric, ça me pousse à rêver qu’un Dieu existe pour vous protéger, tes proches et toi. J’éprouve un profond respect pour toi.

    Avec toute mon amitié.
    Régis

    1. Avatar de Rouillé
      Rouillé

      Cher Régis,
      Si une telle entité divine existe, c’est à nous de la protéger par nos pensées, nos paroles, nos actions correctes, soucieuses d’exactitude et de vérité. Sans le service que nous lui rendons, son existence serait compromise.
      En toute amitié. Éric

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